Naissance et développement
6Les premiers récits hypertextuels sur ordinateur voient le jour à la fin des années 1980 aux États-Unis, à la suite d’Afternoon, a story de Michael Joyce (1987) (ill. 1). Cet hypertexte, réalisé avec le logiciel Storyspace et distribué sur disquettes puis sur CD-ROM par la société Eastgate Systems, inaugure le développement spectaculaire de l’hypertexte américain, gagnant ensuite l’Europe. Les liens hypertextes n’étaient pas signalés visuellement (comme c’est majoritairement le cas aujourd’hui dans les navigateurs Web, où les liens apparaissent en bleu souligné). Le lecteur devait survoler le texte avec le curseur de sa souris pour identifier quels mots étaient cliquables.
7Il faut attendre 1996 pour découvrir les deux premières œuvres de fiction hypertextuelle publiées en français sur CD-ROM : 20 % d’amour en plus [1][1]François Coulon, 20 % d’amour en plus, CD-ROM,… de François Coulon et Sale temps [2][2]Franck Dufour, Gilles Armanetti, Jacky Chiffot, Sale temps,… de Frank Dufour. François Coulon sera ensuite l’auteur d’un autre CD-ROM, Pause, dans une collection intitulée « Fictions interactives » toujours chez l’éditeur Kaona. Ses récits hypertextuels donnent une place importante à la dimension graphique.
8De nombreux récits du même type en langue française apparaissent alors sur le Web : citons notamment Apparitions inquiétantes d’Anne-Cécile Brandenbourger [3][3]Anne-Cécile Brandenbourger, Appartions inquiétantes, 1997-2000,… (auteure belge), hypertexte qui a ensuite fait l’objet d’une publication papier sous le titre La Malédiction du parasol, ou encore Non-roman de Lucie de Boutiny [4][4]Lucie de Boutiny, Non-roman, 1997-2000,… (Bouchardon, 2002) (ill. 2).
Théorie
9Ce développement de la création littéraire hypertextuelle dans les années 1990 a été soutenu par une réflexion théorique particulièrement prégnante. Comme le rappelle le sémioticien Yves Jeanneret (Jeanneret, 2005), cette théorie se fonde sur l’antithèse entre le texte qui relèverait de l’imprimé et l’hypertexte qui relèverait de l’informatique. Selon cette théorie, le texte serait clos, linéaire, contrôlé par un auteur, porteur d’une culture légitime, alors que l’hypertexte serait ouvert, fragmentaire, favorisant l’appropriation multiple et offrant ainsi une grande liberté à son lecteur.
10Cette réflexion théorique a été qualifiée de « théorie de la convergence ». Il s’agit d’une convergence entre les théories du texte (notamment les théories françaises post-structuralistes) et l’hypertexte (Landow, 1994, 1997 ; Bolter, 1991). Le théoricien qui est allé le plus loin dans cette direction est l’américain George Landow, notamment dans son ouvrage Hypertext. The Convergence of Contemporary Critical Theory and Technology (1991), dont une deuxième édition a paru en 1997 sous le titre Hypertext 2.0 (Landow, 1997). Landow fait l’hypothèse de liens étroits qui existeraient entre la théorie littéraire et le concept d’hypertexte. Dans cette théorie, l’hypertexte est décrit de la façon suivante :
11An almost embarrassingly literal reification or actualization of contemporary literary theory (« Une réification ou actualisation presque embarrassante de la théorie littéraire contemporaine »).
12Les théoriciens de la convergence vont notamment s’appuyer sur les notions de « lexie » et de « texte scriptible » (Barthes, 1970), de texte comme « nœud dans un réseau » (Foucault, 1969), de « rhizome » (Deleuze et Guattari, 1980), sur la théorie de la déconstruction (Derrida, 1967) ou encore la fin des « Grands Récits » (Lyotard, 1979). La théorie de la convergence s’est ainsi inspirée de ce que les Américains ont appelé la French theory. L’hypertexte semblait réaliser ce que certains auteurs structuralistes puis post-structuralistes avaient théorisé.
13L’hypertexte […] est d’abord apparu comme une tentative de déconstruction du texte, comme une libération des contraintes et des artifices de la rhétorique classique subordonnée à la linéarité du discours. Dans la culture américaine qui l’a vu naître, il a accompagné le mouvement libertaire et servi d’étendard à une contestation de l’ordre littéraire établi. Dans ce contexte, le lien est apparu comme la délégation au lecteur d’une partie des pouvoirs de l’auteur. La désorganisation du discours linéaire ouvrait la voie à un transfert des privilèges de l’énonciation vers le lecteur.
14L’hypertexte tel que le décrit Jean Clément a donc cristallisé aux États-Unis la rencontre d’informaticiens et de littéraires soucieux d’expérimenter et de créer, mais aussi d’un certain univers politique libertaire. Selon Jeanneret, l’hypertexte a été ainsi d’emblée « une catégorie descriptive, normative et poétique » (Jeanneret, 2005).
15Plusieurs chercheurs, dès la fin des années 1990 et dans les années 2000, ont critiqué la théorie de la convergence. Ainsi, Sophie Marcotte souligne-t-elle que :
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Les rapprochements que trace Landow entre l’hypertexte et la théorie littéraire contemporaine sont parfois discutables. Si Landow prend bien soin de nuancer le lien qu’il établit entre le « rhizome » de Deleuze et Guattari et l’hypertexte, ce qu’il dit au sujet de Barthes et de Derrida mériterait de l’être davantage.
17Cette critique porte sur l’interprétation parfois forcée de certaines notions. Yves Jeanneret est plus radical (Jeanneret, 2005), remettant en cause la prétendue « convergence » entre les théories du texte et l’hypertexte. La théorie de la convergence viserait à faire accroire qu’il puisse y avoir convergence entre un objet théorique (la théorie du texte) et un objet technique (l’informatique), entre une réalité observable (la forme textuelle) et une pratique intérieure (l’interprétation de ce texte), entre un type de production (l’œuvre) et un idéal politique (la liberté). Ceci supposerait « une sorte de providence esthétique rassemblant ensemble l’innovation technique et industrielle, la créativité esthétique et la démocratie culturelle » (ibid.). L’antithèse texte / hypertexte a permis aux théoriciens de la convergence, au premier plan desquels George Landow, de mettre en valeur certaines dimensions de l’hypertexte (la nature des liens entre les nœuds, le parcours du lecteur), mais aux dépens d’autres qui ont été inaperçues : l’organisation visuelle et la longue tradition des formes écrites, ou encore le poids du logiciel.
18Une autre forme de critique adressée à la « théorie de la convergence » vient à présent de certains chercheurs du domaine de la littérature numérique lui-même. Ils reprochent à cette théorie d’être restée purement abstraite et de ne pas avoir donné lieu à des analyses fines des créations et des pratiques de lecture (Bell et alii, à paraître en 2013).
Des récits hypertextuels aux récits interactifs et multimédias
20Dans les créations, l’accent a été progressivement moins mis sur la non-linéarité que sur d’autres possibilités offertes par le numérique telle la dimension multimédia, mais surtout d’autres formes d’interactivité que le seul fait de cliquer sur un lien. Il était par exemple possible pour un lecteur de manipuler un contenu à l’écran ou encore de produire lui-même du texte, qui pouvait venir s’insérer dans le texte du récit lui-même. Les récits purement hypertextuels sont à présent de plus en plus rares sur l’Internet. En revanche, on constate la prolifération de récits interactifs, qui consistent à raconter une histoire tout en faisant intervenir le lecteur (au niveau de l’histoire, de la structure du récit, ou encore de la narration), mais où le lien hypertexte n’est pas le seul ressort (Bouchardon, 2009). La tendance actuelle est aux hypermédias animés en ligne qui exploitent conjointement l’affichage dynamique du texte et la dimension multimédia et mettent l’accent sur l’interactivité avec un lecteur.
21Le récit interactif Fitting the pattern [5][5]Christine Wilks, Fitting the pattern, 2008,… (2008) explore les relations entre texte et textile (ill. 3). Le lecteur est amené à découper et coudre au fur et à mesure de sa lecture. Déprise [6][6]Serge Bouchardon et Vincent Volckaert, Déprise, 2010,…(2010) raconte l’histoire d’un homme qui a le sentiment de perdre prise sur sa vie (ill. 4). Ce récit propose différents types de manipulation au lecteur : cliquer sur un texte pour lire entre les lignes, déformer sa propre image (via une webcam), introduire du texte au clavier.