« L’attention est un phénomène relationnel »
Entretien avec Renaud Hétier
« L’attention est un phénomène relationnel », entretien avec Renaud Hétier
Nous avons échangé avec Renaud Hétier, enseignant-chercheur en sciences de l’éducation à l’Université Catholique de l’Ouest à Angers. Auteur de plusieurs ouvrages sur l’attention, il défend l’idée que le numérique perturbe notre attention parce qu’il amenuise nos relations interpersonnelles.
Pour commencer, comment définissez-vous l’attention ?
Pour moi l’attention suppose une capacité à concentrer sa disponibilité sensible et mentale sur au moins un objet pendant un temps qui va permettre d’appréhender cet objet, c’est-à-dire de s’en donner une représentation, si ce n’est une connaissance.
Je suis favorable à une forme de dépsychologisation du phénomène de l’attention. Il est évident que l’attention peut avoir une dimension psychologique. On sait à quel point on peut être parasité psychologiquement par une préoccupation par exemple. Ce que je conteste, c’est que l’attention serait un phénomène isolé entre un individu isolé et un objet isolé. Pour moi, à la base, l’attention est un phénomène relationnel, pour ne pas dire collectif et, en arrière-plan, culturel. La façon dont on fait attention dépend de la culture des individus et, au sein de cette culture, l’attention ne peut pas avoir lieu sans relation préalablement établie. De ce point de vue-là, je me situe dans la filiation de Donald Winnicott : l’enfant apprend à faire attention à trois conditions :
(1) le parent va d’abord faire attention à l’enfant, il faut donc pour commencer que l’enfant s’éprouve comme étant lui-même un objet d’attention ;
(2) ensuite, le parent va porter l’attention de l’enfant vers des objets tiers ;
(3) enfin, le parent doit être aussi capable de faire attention aux objets de l’enfant.
De fait, un enfant qui manque d’attention à quelque chose manque de l’attention de quelqu’un : s’il n’est pas lui-même l’objet d’attention d’un tiers, il va avoir énormément de difficultés à porter son attention vers un objet tiers.
On en vient donc à la notion de soutien : il est très important que l’enfant soit soutenu pour que son attention puisse être soutenue. Ce n’est pas qu’un tel ou une telle a un problème « inné » d’attention. Si problème d’attention il y a, c’est probablement symptomatique d’une problématique relationnelle d’arrière-plan : une relation dans laquelle on n’a peut-être pas forcément fait suffisamment attention aux enfants, ou présenté suffisamment d’objets aux enfants, etc. C’est tout le problème avec le numérique et l’exposition des très jeunes enfants aux écrans : on a bien un objet mais pas de relation, donc pas de soutien. Cela génère, par un déficit de relation, une grande fragilité attentionnelle.
« C’est tout le problème avec le numérique et l’exposition des très jeunes enfants aux écrans : on a bien un objet mais pas de relation, donc pas de soutien. »
Que constate-t-on en matière d’enjeux attentionnels liés au numérique chez les adultes ?
Tout va dépendre de la façon dont a été formée l’attention antérieurement. Ce que j’observe, c’est que l’attention procède d’un certain effort psychique qui est exigeant et que tout un chacun peut être tenté finalement d’éviter quel que soit son âge. La capacité d’écoute par exemple est quelque chose de très exigeant, qui suppose de faire un peu de place et de vide en soi. Ce que l’on constate y compris chez les adultes, c’est que le temps d’attention et la profondeur attentionnelle sont extrêmement fragilisés par une culture du morcellement, de la vitesse, de l’animation… L’attention est tellement fragile aujourd’hui qu’il faut sans arrêt animer, proposer des images, de la musique, des changements très rapides, des séquences courtes, des choses amusantes… comme s’il devenait impossible de demander à quelqu’un d’être simplement dans l’écoute, dans la lecture, dans la réception. Ceci témoigne d’une évolution globale de la culture qui va au-delà de l’enfance et qui montre que l’attention est un bien extrêmement précieux et fragile qu’il s’agit, comme la mémoire, de toujours entretenir.
Quel diagnostic posez-vous aujourd’hui sur la concurrence qui existe entre l’attention à l’école et l’attention accordée aux dispositifs numériques ?
J’ai un point de vue très critique sur l’école telle qu’elle fonctionne et que je connais de l’intérieur : j’ai été élève bien sûr, mes parents étaient tous les deux instituteurs, mais ils avaient choisi une pédagogie alternative – la pédagogie Freinet – et j’ai été professeur des écoles en élémentaire et en maternelle. Quand j’étais enseignant, l’enjeu du numérique n’était pas encore entré dans les classes, mais il y avait déjà des préoccupations sur comment soutenir l’attention des élèves. C’est seulement tout récemment que sont parus des travaux sur une concurrence entre la formation de l’attention par les écrans – écrans qui sur-stimulent (lumière, couleurs, mouvement, son, interaction, etc.) – et la formation de l’attention scolaire, essentiellement articulée autour de l’écoute et de l’écrit (sobriété de la parole, du texte lu en silence, etc.).
Mais pour moi, il ne faut pas se réduire à cette opposition binaire. Je préfère parler d’une opposition triangulaire entre l’école, le numérique et une forme de culture populaire ou vernaculaire. À mon sens, le problème de l’école c’est d’aller très rapidement vers les formes de rationalisation et d’abstraction qui excluent, ou du moins mettent en difficulté, un certain nombre d’enfants parce que tout le monde n’a pas d’égales capacités d’investir cette rationalisation et cette abstraction. Quand on regarde les textes officiels, on voit que l’accent est beaucoup mis sur la verbalisation : même quand on fait des activités physiques, il est demandé qu’on demande aux enfants d’expliquer ce qu’ils ont fait, comment ils ont fait, pourquoi ils l’ont fait, etc. C’est une forme de rationalisation qui suppose une verbalisation forte qui passe, au fil des années de la scolarisation, de plus en plus par l’écrit. Certes, le langage est un très grand opérateur de la culture mais il ne faut pas oublier que c’est un opérateur abstrait, comme l’est l’écrit.
Que se passe-t-il aujourd’hui ? On voit bien que les enfants surinvestissent les activités virtuelles. Je crois que les enfants et adolescents cherchent à renouer avec une expérience qui ne soit pas abstraite comme celle qu’ils ont à l’école et qui peut donner un sentiment de sécheresse, d’isolement, de perte sensible. Qu’est-ce qui est investi dans les activités numériques ? Le jeu, la communication et le partage, notamment de contenus. Tout cela renvoie à du concret, contrairement à l’abstrait qui est beaucoup sollicité à l’école. L’image a également un rôle particulier : l’image a une dimension d’immédiateté que n’a pas le mot, et encore moins l’écrit. Il y a dans la médiation du langage et de l’écrit toujours un rapport indirect aux choses, alors que dans la virtualisation que proposent les dispositifs numériques, on trouve non seulement un certain concret, mais la possibilité d’un rapport direct par l’image. C’est un peu comme si le numérique prospérait sur les restes de l’école : c’est ce que l’école laisse à l’abandon qui va venir nourrir les investissements virtuels.
La culture populaire me permet enfin de souligner que nous ne sommes pas forcément condamnés à cette opposition appauvrissante. Cette culture populaire, c’est notamment celle qu’on peut appréhender à travers les contes. Là se tient un autre espace d’expérience attentionnelle, qui n’a ni le caractère abstrait développé à l’école (on est dans du récit imagé qui évoque des choses imaginaires ou sensibles, mais en tout cas directement appréhendables dans le récit avec la présence d’une personne qui raconte), ni dans le virtuel du numérique (on est en présence, il y a le corps à corps : le conteur, son corps sensible, sa voix, son visage, ses expressions, ses mouvements donc on est dans un concret incarné). C’est la clé de voûte de ma critique : quand on passe de l’abstraction de l’école au virtuel du numérique il y a en fait une étrange continuité, dans les deux cas on est en dehors d’un véritable concret, d’une véritable incarnation.
Quelles sont vos recommandations face à cette situation ?
Si on veut rééquilibrer les choses, ce n’est pas avec plus d’école et plus d’abstraction que l’on va être efficace. Par exemple, l’analyse critique du fonctionnement des réseaux et de l’économie numérique figure désormais de plus en plus dans les programmes. Ce n’est pas suffisant à mon sens. Selon moi, pour bien faire et certains le font, il faut renverser la stratégie de cheval de Troie des industries du numérique et les investir avec des intentions pédagogiques. On peut par exemple imaginer se servir des réseaux sociaux pour créer des profils au nom des acteurs d’un récit et les faire dialoguer. On va utiliser les formes disponibles – qui sont effectivement très fonctionnelles pour communiquer, présenter une identité, etc. – pour développer de la créativité, de la communication, etc. Il faut aller au-delà de l’enseignement des usages strictement utiles, pour aller vers les usages les plus usités mais avec des finalités pédagogiques. Cela passe par la discussion, le partage de contenus, mais aussi les jeux vidéo. Il s’agit de faire de la place à ce qui intéresse les enfants : leur demander de présenter, d’expliquer leurs jeux, leurs outils. En faisant ça, on leur permet aussi de faire un pas de côté par rapport à ces derniers. Toutefois, ces changements ne sont pas les plus importants à mon sens. Il importe en premier lieu de faire place à des méditations concrètes, sensibles, incarnées, qui fondent une attention qui peut être profonde sans être saturée.
Je prône ensuite la désaturation. On ne peut pas reconstruire de bonnes conditions attentionnelles sans passer par cette désaturation. L’évolution de notre culture et de notre société c’est la saturation, on veut que les individus soient tout le temps pleins de tout un tas de choses. Le vide ne dure jamais, quelque chose se présente toujours, ne serait-ce que dans notre esprit. Or, cela sature notre esprit, nos capacités, et nous rend inattentifs. Il est devenu extrêmement difficile de faire le vide pour accueillir la parole ou la présence de choses qui ne s’imposent pas. C’est dans ce vide-là qu’une attention peut se cultiver. La surstimulation attentionnelle est destructrice d’attention, comme a pu le souligner Bernard Stiegler. Éduquer devrait donc prioritairement passer par l’institution, pour ne pas dire la restauration, d’espaces suffisamment vides et désaturés, sans bruits, sans suroccupation, sans surstimulation, qui permettent de se donner du temps, d’accepter de s’ennuyer, d’attendre et de s’attendre, de prendre du temps pour chercher sans forcément trouver tout de suite, etc.
« Éduquer devrait donc prioritairement passer par l’institution, pour ne pas dire la restauration, d’espaces suffisamment vides et désaturés. »
Il faut par ailleurs renouveler notre approche de la protection de l’enfance. Par certains aspects, l’enfance est de nos jours surprotégée : on ne peut plus supporter que les enfants encourent le moindre risque physique mais d’un autre côté, on les laisse faire « un peu » n’importe quoi sur le numérique (c’est un euphémisme). Si on veut les sortir de là, il faut à la fois les protéger des industries numériques qui accaparent leur attention et en tirent profit, mais aussi proposer des activités alternatives qui valent le coup. Dire que l’on déconnecte un week-end ne doit pas signifier faire le tour de sa chambre pendant 48 heures, ça doit signifier faire des promenades, découvrir de nouvelles choses, etc. On retrouve cette idée d’un soutien de l’attention par un soutien relationnel : on fait des choses ensemble en étant attentifs les uns aux autres. C’est vrai pour les parents mais aussi à l’école. La situation y est un peu différente parce qu’on a affaire à un collectif d’enfants mais ce qu’on peut faire, outre être présent en tant qu’adulte, c’est faire travailler les enfants ensemble. Il est temps de réintroduire la relation, la présence et le partage.
Au-delà des réponses éducatives, beaucoup de propositions émergent en termes juridiques et technologiques, qu’en pensez-vous ?
Il faut du courage et accepter de ne pas être aligné sur l’économie. Le numérique pèse très lourd économiquement, c’est indéniable, mais il me semble inacceptable qu’un enfant de 8 ou 9 ans puisse sans aucune difficulté naviguer sur des sites pornographiques. Ce scandale-là aurait été réglé depuis longtemps s’il y avait un certain courage politique.
« Tous ces filtres techniques, qui peuvent être soutenus juridiquement, ne remplaceront jamais ce filtre ultime qu’est le psychisme de l’individu qu’on aura formé. »
Je pense ensuite que les solutions technologiques peuvent exister, mais je ne pense pas qu’elles soient suffisantes. D’abord parce qu’elles se contournent et ensuite parce que cela ne répond pas au fond du problème. Tous ces filtres techniques, qui peuvent être soutenus juridiquement, ne remplaceront jamais ce filtre ultime qu’est le psychisme de l’individu qu’on aura formé aussi de telle manière à ce qu’il ne soit pas totalement perméable à cette parasitation de l’attention. Il faut former une sensibilité et une conscience plutôt que d’encadrer les gens dans des lois et des contraintes techniques avec lesquelles ils vont sans cesse jouer.